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Chroniques
Pelléas et Mélisande
opéra de Claude Debussy
Qui pense encore Milan le meilleur endroit pour entendre un opéra de Verdi ?... Paris pour Bizet, Moscou pour Tchaïkovski, Budapest pour Bartók, Vienne pour Mozart, Prague pour Dvořák ou même Bayreuth pour Wagner ? Personne, assurément. De fait, ce n’est pas un ouvrage de Richard Strauss qui ouvrit l’édition 2015 de l’Opernfestspiele de Munich, en début de semaine, mais Pelléas et Mélisande que Claude Debussy conçut après avoir vu la pièce éponyme du symboliste belge Maurice Maeterlinck, au printemps 1893. Lorsqu’au soir du 30 avril 1902 le rideau de l’Opéra Comique (Paris) s’ouvre sur le drame, le Prinzregententheater est, quant à lui, inauguré depuis à peine huit mois.
D’abord imaginé dans les proportions bayreuthiennes pour accueillir l’opéra wagnérien, ce bâtiment à la stricte carrure assouplie par un éclectisme décoratif signé Max Littmann (1862-1931) – également architecte du Münchner Kammerspiele (1901), puis des Kurtheater de Bad Kissingen (1904), Schiller Theater à Berlin (1906), Deutsches Nationaltheater de Weimar (1907), des Stadttheater d’Hildesheim (1909), de Poznań (1910) et de Bolzano (1918), mais encore du superbe Königlich Württembergische Hoftheater de Stuttgart (1912) – est régulièrement utilisé par la Bayerische Staatsoper (après sa destruction par un bombardement allié à l’automne 1943, le lendemain d’une représentation de Tiefland, elle en fit d’ailleurs sa « maison » durant la vingtaine d’années qui précéda l’inauguration, par Die Frau ohne Schatten, de sa nouvelle salle restaurée, le 21 novembre 1963). C’est ici-même que nous avions applaudi l’irrésistible schweigsame Frau de Barrie Kosky [lire notre chronique du 30 juillet 2010].
La forêt qui plafonne la voûte de son foyer-bar, les chimères zodiacales de l’accès du parterre gauche ou encore les faunes bleutés de celui de droite pourraient avantageusement inviter à la rêverie debussyste – le puits, le bois, la mer, la fontaine des aveugles, etc. Rien de tel, Christiane Pohle souhaitant éviter toute représentation d’un tel univers (à cette metteure en scène de théâtre, coutumière de l’œuvre de Thomas Bernhard et des classiques allemands, furent confiées deux productions lyriques à Munich : Elegie für junge Liebende d’Henze et la création du bref Narziss und Echo du Californien Jay Schwartz). Elle lui préfère un hall aseptique qui ne se laisse pas identifier, peut-être lobby d’un hôtel ou réception d’une immeuble de bureaux, voire agora d’un centre de santé, entre maison de retraite, institut pour aveugles ou asile d’aliénés (décor de Maria-Alice Bahra, costumes de Sara Kittelmann et lumière de Benedikt Zehm). Les protagonistes s’y croisent plutôt qu’ils s’y rencontrent, perdus dans un dédale de portes vitrées automatiques, et circulent tant bien que mal autour d’un mobilier sans cesse déménagé. Seuls repères fixes : le comptoir tour à tour occupé par des résidents ou des soignants, voire des éducateurs ayant perdu toute foi en leur mission, les sinistres ikebanas disposés dans des pots en rang d’oignons, enfin une sorte de chambre-cage de béton ciré, installée en diagonal côté jardin.
À ce parti-pris en extrême contrepied répond le « ne me touchez pas ! » dont les lettres occupent la couverture entière de la brochure de salle : « ne me touchez pas ! », première phrase prononcée par Mélisande lorsque l’approche Golaud. Tout se passe dès lors comme si le craintif interdit prenait valeur de malédiction, par-delà l’expérience tactile – sauf à considérer qu’un enfant se pourrait concevoir par la seule pensée ou comme un don des cieux, sans l’activité des corps ; précisément, y verra-t-on une incise poétique dépassant jusqu’à l’abstraction les mots et les notes ? Pour éventuellement discutable qu’elle soit, cette option est courageusement défendue jusqu’à l’absolue négation de tout sentiment formulé : c’est dans l’enfouissement autiste qu’elle investit l’œuvre, niant même le fameux baiser du « dernier soir », qu’on sait pourtant fatal. Trois exceptions, cependant, dont deux mues par une violence forclose, viennent contredire cette sorte de cécité affective (« je suis ici comme un aveugle ») : la scène d’espionnage imposée à Yniold par son père dans le regard duquel il glane les réponses aux énigmes des adultes (Acte III), puis celle, terrible, des insinuations jalouses (IV), vécues comme des tortures. La scène des souterrains constitue la troisième, rêve étrange où trois lapins blancs et un ange aux ailes démesurées convoquent soudain un onirisme dérisoire plutôt qu’ils ne le réhabilitent.
La présence souriante, presque naïve, de Pelléas, sous ce faux plafond fruste, celle résignée de Mélisande prenant un vain soin des ikebanas, vestige de nature, la démence sénile d’un Arkel nostalgique se déplaçant avec sa chaise, emblème du trône d’Allemonde qu’on devine n’exister pas, jettent tant et si bien le public dans le trouble qu’une grande partie abandonne, s’échappe du théâtre à l’entracte. Ceux qui restent assisteront à l’invasion progressive du plateau par une sorte de réunion de service, entre le goûter des vieux, la thérapie de groupe ou la prière inhabitée, puis seront encore confrontés à une échappée diaphane, une non-fin, voire un refus de conclure. Certes, Arkel déclare « elle s’en va sans rien dire »…
Aussi est-ce avant tout à l’équipe musicale que reviennent les applaudissements nourris qui, eux, finissent effectivement une représentation qui se dérobe. Car ici, même les rôles secondaires sont parfaitement tenus. La basse ouzbèque Evgueni Katchourovski satisfait pleinement dans le bref Berger (que la mise en scène cantonne en coulisses), de même que le Médecin au timbre largement déployé de Peter Lobert, salué avant-hier dans Věc Makropulos [lire notre chronique du 2 juillet 2015]. D’un timbre onctueux au service d’un chant généreux, Okka von der Damerau livre une Geneviève que la production fait complètement extérieure à l’affaire. Saluons l’attachant Yniold d’Hanno Eilers, soliste du Tölzer Knabenchor à la voix idéalement posée. D’un organe prématurément usé, Alastair Miles fait avantage dans le rôle d’Arkel.
Le trio principal honore l’œuvre. À la fois menaçant et nuancé, contenant manifestement une agressivité sauvage, le Golaud manipulateur et pervers de Markus Eiche glace les sangs. Dans la paix recouvrée de l’acte criminel paranoïaque accompli, sa supplication désespérée du dernier acte bouleverse. Mélisande à Paris il y a trois ans [lire notre chronique du 28 février 2012], Elena Tsallagova approfondit sa partie avec un outil qui s’est étoffé depuis, affirmant d’indiscutables qualités de musicienne et une présence scénique absorbante. L’émotion n’est pas loin lorsqu’après la colère de Golaud elle confie au vieillard « … mais il ne m’aime plus ». L’ardent Pelléas d’Elliot Madore domine le plateau, conjuguant une douceur d’inflexion à une vaillance formidablement lyrique dans un être aveuglé d’une passion heureuse. Le jeune baryton canadien, qui déjà provoquait l’enthousiasme en Ramiro (L’heure espagnole, Ravel) et Andreï (Trois sœurs d’Eötvös) [lire notre critique du DVD et notre chronique du 11 avril 2013], emporte les suffrages avec ce personnage extrêmement touchant, acclamé par la salle.
Voilà Constantinos Carydis consacré grand triomphateur de cette troisième soirée de Pelléas et Mélisande ! À la tête d’un Bayerisches Staatsorchester infiniment soigneux des moires complexes de Debussy, le chef grec mène une interprétation toute de couleurs et de nuances, à la fois vigoureuse et expressive, ciselant à lui seul l’écrin du drame, si bien qu’on en oublie salutairement ce qui sur scène ne se passe pas. Quelle subtilité de relief, quelle ferveur dramatique, quel sensuel flamboiement et quel frémissement lyrique prodigieusement inspiré !
BB